Carignan : le réveil d’un bel endormi
Retour en arrière. Il était une fois le Sud. Des Alpes aux Pyrénées, un Sud conquérant, farouchement viticole avec des centaines de milliers d’hectares de vignes fort pisseuses réparties dans les plaines riches, généreusement baignées de soleil presque toute l’année. En ce temps-là, le vin était « la plus hygiénique des boissons », et faute de place, les valeureux grenaches, carignans, cinsaults, clairettes, aramons et autres alicantes prenaient des allures d’alpinistes grimpant sur les coteaux de l’arrière pays allant jusqu’à tutoyer la garrigue, jusqu’à frôler la barre des 600 mètres d’altitude. Chaque village s’honorait d’avoir « sa » coopérative. Parfois deux, lorsque la commune était politiquement divisée. Certaines coopés prenaient des allures monumentales, reléguant l’église du bourg en un banal édifice sans importance. Les populations des Corbières ou du Bitterois, mais aussi celles du Luberon ou de la plaine du Vaucluse, se sentaient aussi rouges que le jus de leurs cépages et les Français éclusaient plus qu’il ne fallait. C’est que la Madelon avait du boulot ! Non seulement fallait-il noyer nos braves poilus, mais nos colonies les plus lointaines réclamaient à boire. Planter, planter, toujours planter, y compris dans le bled algérien. Chaque travailleur français s’honorait de vider deux à quatre litres de gros rouge par jour. Et tout cela, Môssieur, faisait d’excellents Français !
Grossièrement résumé ? Bien entendu, mais toujours est-il que, dès les premières décennies du siècle dernier, le vin était une énorme industrie avec, comme toujours, ses profiteurs et ses laissés pour compte. L’ambiance était au productivisme et l’on dépassait allègrement les 120 hectolitres par hectare en moyenne contre 30 à 50 de nos jours. Pire, des récoltes de 300 hl/ha n’étaient pas rares. Avec les guerres mondiales, il a fallu faire appel au sucre, et à d’autres sources vineuses. Jusque dans les années 60, l’Afrique du Nord, l’Algérie en particulier, plantait à bras raccourcis pour donner au peuple de quoi étancher sa large soif et booster, par la même occasion, les degrés affaiblis par tant de trafics et d’excès.
Continuons à remonter le temps, il y a plus de cent ans, précisément en 1905, deux ans avant la terrible révolte des viticulteurs du Midi, Jean Jaurès inaugurait la première cave coopérative à Maraussan dans l’Hérault. Je n’y étais pas, mais il y a fort à parier que le flot de raisins qui passaient alors sous le fronton surmonté du slogan « Tous pour chacun, chacun pour tous » vers les immenses cuves en bois, devait être pour beaucoup composé, entre autres, de grappes du cépage carignan. Depuis, les choses ont bien changées dans le Landerneau viticole sudiste. En dix ans par exemple, entre 1999 et 2009, le vignoble du Languedoc et du Roussillon est passé de près de 300.000 ha à 236.000 ha. Ou si vous préférez, plus d’une centaine de milliers d’hectares éradiqués en 30 ans. Ces trois dernières années, il s’est arraché plus de 30.000 ha de vignes dans les deux régions confondues et l’on peut imaginer sans se tromper que bon nombre de ces vignes étaient plantées en carignan. Le vignoble ne cesse de se réduire en peau de chagrin tant et si bien que l’on peut estimer sans se tromper que c’est le carignan que l’on arrache en priorité vu sa légendaire mauvaise réputation.
N’allons surtout pas pleurer sur ces vignes mal plantées, mal travaillées et bien trop productives. Réduire le vignoble était salutaire pour recentrer la qualité surtout lorsque l’on sait que les vignes n’étaient, pour la plupart, plus aptes à produire de vins décents. Or, le problème est que, lorsqu’il a fallu restructurer le vignoble pour le mener d’une production de vin de consommation courante à celui digne d’un régime d’appellation, on a diabolisé le carignan et encensé la syrah qui pourtant n’avait rien d’autochtone. Tous les doigts des spécialistes confondus, œnologues, conseillers viticoles, politiciens et journalistes, se sont pointés vers le seul coupable : le carignan. Dès lors, il fallait à tout prix l’éradiquer tant c’était lui et lui seul le responsable du naufrage méditerranéen.
À ce stade, on se doit d’expliquer que ce cépage d’origine espagnole, où il est connu sous le nom de cariñena, surtout dans l’Aragon et le Priorat, et qui fut, jusque dans les années 80, le plant le plus répandu dans le monde, n’est pas foncièrement un mauvais gars. D’abord, c’est une variété parfaitement adaptée au climat. Une plante qui, taillée en gobelet avec un feuillage retombant proche du sol formant une sorte d’ombrelle protégeant les grappes, supporte parfaitement les excès du vent, tramontane et mistral, mais aussi les morsures du soleil. Qui plus est, il s’adapte à la sécheresse quasi endémique dans le Midi. Proches du sol, les grappes profitent à fond de la fraîcheur nocturne en été. Son jus est doté d’une belle et précieuse acidité fort appréciée dans les assemblages où elle compense les excès de lourdeur d’autres cépages assommés par le soleil. En gagnant de l’âge - disons à partir de 30/40 ans -, en récoltant les fruits à bonne maturité (toujours un petit peu plus tardive), à condition de bien le tailler court (2 à 3 yeux maximum) et de limiter la sortie des grappes en fonction de la vigueur du plant, le sieur carignan se révèle être un allié précieux vers la route de la qualité. Vinifié en macération carbonique, il apporte un fruité aussi intense que fin. Certes, ses tannins sont un chouïa rêches, voire végétaux, mais lorsque la rafle est mûre et que l’égrappage est de mise, au moins sur une partie de la vendange, cet argument ne tient plus.
Ceux des nouveaux vignerons du Languedoc et du Roussillon réunis qui ont eu la sagesse de ne point l’arracher, d’acheter ou de reprendre en fermage de vieilles vignes parfois centenaires accrochées à la garrigue rocailleuse, ne regrettent nullement de l’avoir fait. Certains, comme Pierre Bories (Château Ollieux Romanis) dans les Corbières, ou comme Jérôme Bertrand (Domaine Bertrand Bergé) dans l’aire de Fitou, vont même jusqu’à en replanter en favorisant les souches les plus qualitatives. D’autres utilisent les techniques anciennes en prenant soin de remplacer systématiquement les souches mortes tout en sélectionnant les bois les plus vigoureux et les plus sains des ceps les plus anciens. Et quand on sait que l’on trouve à acheter (mais pour combien de temps encore…) dans certains coins paumés du Roussillon ou des Corbières de vieilles vignes au bord de l’abandon pour 5000 € l’hectare, on se dit qu’il y a des expériences vigneronnes à côté desquelles il ne faut pas passer. Jean-Pierre Rudelle, caviste à Perpignan (Le Comptoir des Crus), lui n’a rien payé. Il s’est associé à un vigneron ami installé à Sainte-Colombe, sur les contreforts des Aspres, qui a mis à sa disposition une parcelle d’un hectare de vieux carignan. Pour le caviste, cette vigne-témoin est un champ d’observation idéal, doublé d’un lieu pédagogique. Il permet à une quarantaine de ses clients les plus assidus et les plus convaincus, contre une modeste rétribution annuelle, histoire d’entretenir la vigne, d’élever le vin et de le mettre en bouteilles, de suivre in situ le travail vigneron, des labours à la taille, aux vendanges et à l’élevage, tout en participant au sauvetage d’une vigne patrimoniale.
Aujourd’hui, du Priorat au Maroc, en passant par la Sardaigne, la Californie, le Liban et l’Afrique du Sud, le bon vieux carignan est synonyme de passion. Rien qu’en France, sans compter les nombreuses cuvées où il domine parfois au bord de l’illégalité, lorsqu’il dépasse volontairement le pourcentage autorisé dans l’assemblage, le cépage sudiste a donné naissance à une bonne centaine de belles histoires de cuvées spéciales allant jusqu’à inciter la création de blogs ou de sites dédiés sur Internet. John Bojanowski, l’américain - languedocien depuis qu’il a épousé Nicole, une fille du Minervois – a compris depuis belle lurette l’importance du carignan en lui consacrant une dégustation avec des cuvées inégales mais provenant du monde entier, ainsi qu’un site (www.carignans.com <http://www.carignans.com> ) bilingue où l’on apprend beaucoup. Certes, le carignan n’est plus le premier au top ten des cépages mondiaux, mais il se défend toujours et il est loin de disparaître. Dans le Languedoc/Roussillon, sa région de prédilection, en 2009, il se maintenait avec plus de 37.000 ha plantés, coiffé par le grenache (près de 41.000 ha), lui-même dominé par la syrah (un peu plus de 42.000 ha). En sa région de prédilection, l’Aude et le massif des Corbières, il arrive même en tête devant, qui l’eut cru, le merlot, tandis que dans le Gard et les Pyrénées-Orientales c’est le merlot qui le devance et que dans l’Hérault il reprend la tête, de peu, devant la syrah. En ajoutant la Provence et la Vallée du Rhône, sans oublier la Corse, on totalisait l’an dernier près de 48.000 ha de carignan plantés en France, très loin derrière le merlot, le grenache noir, la syrah, le cabernet-sauvignon (dans l’ordre) et juste devant le cabernet-franc.
Reste que d’ici quelques décennies, on peut parier sans craintes de se tromper que le brave carignan, jadis légion sur les terres du sud, sera devenu un cépage minoritaire, pour ne pas dire rare. La faute à qui ? Aux ignorants qui ont décrété sans autre forme de procès que son jus n’était pas digne de représenter le Languedoc dans les vins d’appellations. Pourquoi ? Simplement parce que, du temps du gros rouge, on l’avait surtout planté en plaine pour en faire un vin de masse. Fort heureusement, en terre Cathare, il y a des hérétiques qui refusent les diktats et qui restent persuadés que le Carignan vaut bien une messe. Mené le plus naturellement du monde pour ne produire que modérément, il livre un vin frais, souple, soyeux et distingué. Ce sont souvent les jeunes et les nouveaux venus qui choisissent de le remettre au goût du jour. Avec le Grenache noir, pas toujours bien compris non plus, avec le Cinsault lui aussi mal aimé, c’est l’un de nos derniers cépages méditerranéens. Jeune, il se boit frais (à 14°) et “ avé plaisir ”, laissant de délicieuses notes poivrées et chocolatées au palais. Quand il est plus concentré, né d’une belle année tardive, il gagne à être conservé 5 à 6 ans. Parfois même plus de 10 ans. Il devient alors plus “ viandeux ” et s’accorde avec tous les plats de gibiers. Mais il marche aussi sur les poissons grillés (rougets, saint-pierre, dorade, loup) à condition de ne pas oublier le thym et l’huile d’olive. Il est donc grand temps de militer pour le carignan. D’autant plus que le vin, souvent sombre de robe, ne manque ni d’âme, ni d’esprit et encore moins d’accents parfumés qui évoquent les plantes de la garrigue. Le vrai goût du Midi, quoi !
"Cet article a été publié dans la revue L’Amateur en 2011. Depuis, le nombre de vignerons qui redécouvrent le Carignan et le mettent en avant sur leur étiquette ne cesse de croître. Ils ont même fondé une association : Carignan Renaissance http://www.carignan-renaissance.fr Et le phénomène Carignan s’amplifie en Espagne, mais aussi en Italie, en Californie et au Chili."
Michel Smith